Réconcilier le terrain et les idéaux : pourquoi la perte de lien aggrave nos clivages sociaux

Le constat : une société en rupture

Notre société traverse une période difficile, marquée par une tendance à accorder une place disproportionnée à des individus sûrs d’eux, mais souvent inexpérimentés. Cela s’explique en partie par le fait que les personnes les plus réfléchies laissent toujours une place au doute, tandis que celles qui sont moins compétentes et expérimentées tendent à être excessivement confiantes. Deux approches s’opposent : d’un côté, les faiseurs, ceux qui savent agir et s’engager concrètement ; de l’autre, les causeurs, des personnes qui, sans réelle expérience pratique, préfèrent discuter et promouvoir des idéaux abstraits sans aucun appui d’expérience réussie.

L’expérience de terrain : une richesse négligée

Au début de ma carrière, en 1995, j’ai évolué dans un milieu où ces deux groupes coexistaient. D’un côté, il y avait les gestionnaires d’aires d’accueil pour les gens du voyage, responsables de la gestion quotidienne, des encaissements, ainsi que de l’entretien et de la maintenance. Ils étaient dans le dur, les impayés, les dégradations, dont une minorité d’individus étaient responsables et qui empoisonnaient la vie des autres. De l’autre, les travailleurs sociaux, chargés de recevoir et d’accompagner les familles en demande d’aide, principalement confrontés à des personnes dans le besoin. Des femmes élevant seules leurs enfants, des couples sans ressources, selon les déclarations de chacun. Or, il s’agissait du même public. Les réunions d’équipe générale étaient des moments parfois très hauts en couleur. Il n’était pas rare que les gestionnaires ou les agents d’entretien évoquent le cas de familles en difficultés non repérées par l’équipe sociale, ou qu’ils éclairent les situations de certaines familles. Une famille pouvait avoir un comportement problématique sur le terrain tout en se présentant comme en difficulté et sympathique aux yeux des travailleurs sociaux. De la même façon les travailleurs sociaux aidaient les gestionnaires à mieux comprendre la situation de certaines personnes. La cohabitation de ces deux catégories de professionnels au sein d’une même structure permettait des échanges fructueux, confrontant les points de vue et offrant une compréhension plus riche de la réalité. Au fil des années, dès 2000, l’activité de gestion et d’entretien a été progressivement abandonnée, souvent pour des raisons idéologiques que l’on pourrait qualifier de marxisantes. J’aurais l’occasion d’y revenir puisqu’il s’agit d’un sujet éclairant que je connais en profondeur. Les organisations se sont alors concentrées sur l’accompagnement social et les actions culturelles, délaissant l’approche pragmatique du terrain. Cette évolution a limité la perspective à un seul point de vue, conduisant à une compréhension partielle et biaisée de la réalité. En se coupant de cette dimension pratique, ces structures ont perdu une partie essentielle de leur connexion avec le réel.

La disparition de la police de proximité : une fracture sociale aggravée

Ce type de complémentarité et de discernement entre deux approches se retrouvait également dans l’existence passée de la police de proximité. Avant sa suppression, la police de proximité jouait un rôle essentiel dans la cohésion sociale. Elle intervenait non seulement lors des problèmes, mais aussi dans des moments plus calmes, ce qui lui permettait de tisser des liens avec les habitants et de mieux comprendre les dynamiques locales. En étant présente sur le terrain, même quand tout allait bien, la police de proximité développait une meilleure connaissance des quartiers et des habitants, toutes générations confondues. Elle renforçait ainsi son discernement, sa capacité à agir de manière préventive et contribuait à apporter une meilleure connaissance aux élus. Avec la disparition de ce modèle, l’intervention policière est devenue plus réactive, se limitant souvent à des situations de crise, ce qui a contribué à renforcer les clivages au sein de la société. Ce changement a également eu des répercussions sur le regard des habitants des quartiers dits sensibles. Ne voyant plus la police intervenir que lorsqu’il y avait des problèmes, les résidents ont peu à peu développé une méfiance croissante envers les forces de l’ordre. Là où il y avait autrefois une forme de connaissance mutuelle et de respect, les relations se sont tendues. L’absence de lien quotidien a conduit à une rupture de la confiance et à une perception de la police comme une force uniquement répressive. Cela n’a fait qu’aggraver les difficultés de relation, créant un cercle vicieux où l’incompréhension et la défiance mutuelles alimentent les tensions.

Proposition : retrouver le lien et l’équilibre pour sortir de la crise

Ces différentes expériences, vécues de l’intérieur, me conduisent depuis des années à réfléchir sur les dynamiques actuellement à l’œuvre en Occident. Au fond, tous les sujets de notre société sont concernés par ce même problème. Une hyperspécialisation qui conduit à des approches en silo et caricaturales, ce qui fissure notre société. Je crois qu’une vision équilibrée, qui prend en compte à la fois les idéaux et la réalité concrète, pourrait aider à résoudre de nombreux problèmes. L’idée est d’adopter une perspective plus nuancée et réaliste, et de promouvoir un rapprochement entre les différentes parties. Nous devons tous nous engager pour changer les choses avant qu’il ne soit trop tard. Car le temps passe, et le phénomène du populisme, qui se nourrit de ces approches simplistes, gagne du terrain.

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