![]() Dafna Mouchenik
Fondatrice et directrice de LogiVitae
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Dafna Mouchenik est une figure incontournable de l’économie sociale et solidaire en France, fondatrice et directrice de LogiVitae, un service d’aide à domicile créé en 2007 à Paris pour accompagner les personnes en perte d’autonomie. Diplômée de Sciences Po avec un master en politique gérontologique et gestion d’établissements pour personnes âgées dépendantes, elle a débuté dans le travail socioculturel avant de se tourner vers l’entrepreneuriat social.
À la tête d’une structure forte de 180 salariés soutenant près de + de 1000 bénéficiaires quotidiens, elle a présidé également le SYNERPA Domicile, défendant les intérêts de l’aide à domicile. Autrice de Derrière vos portes (2018), Première ligne (2020) et La vie chez soi (2022), elle mêle humour et humanité pour raconter les coulisses de ce métier essentiel, tout en plaidant pour sa reconnaissance. Récompensée par le Prix des Femmes pour le Développement Durable (2011) et les Re.start de l’ESS, Dafna Mouchenik porte une vision pragmatique et solidaire, forgée par une proximité rare avec le terrain. |
Votre parcours, du travail socioculturel à la création de LogiVitae, résonne avec une volonté d’agir au plus près des fragilités humaines. Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre dans l’aide à domicile, et comment cette expérience a-t-elle façonné votre regard sur la société française d’aujourd’hui ?
Ce qui m’a poussée à entreprendre, c’est avant tout mon désir d’être utile et de faire une différence dans la vie des personnes vulnérables. J’ai reçu un véritable héritage familial en matière d’entrepreneuriat. Mes grands-parents maternels, immigrés de Tunisie et d’un milieu modeste, ont créé une agence de voyage à la fin des années 70. Ma mère s’est pleinement impliquée dans cette aventure familiale. Petite fille, j’y passais des heures. L’entreprise « a cartonné » : ils ont créé en tout 3 agences et une école de tourisme, permettant ainsi à ma famille maternelle de donner du travail à de nombreuses personnes. Du côté paternel, mon grand-père a créé en 1957 un centre associatif pour enfants inadaptés à Saint-Caprais-de-Bordeaux. Ce centre visait à offrir une prise en charge éducative et thérapeutique adaptée aux enfants présentant des troubles du comportement ou des difficultés d’adaptation, ce qui était extrêmement novateur pour l’époque. J’ai donc grandi en sachant que l’entrepreneuriat était une clé pour se réaliser tout en étant utile aux autres. Cette expérience familiale a façonné ma vision de l’entrepreneuriat social.
Je suis motivée par le besoin d’être utile. Être dans l’action permet de ne jamais devenir fataliste ; c’est croire que des solutions pragmatiques et réalistes sont possibles. C’est essayer de les trouver et de les expérimenter.
Dans un secteur comme l’aide à domicile, souvent mal compris ou caricaturé, l’improvisation ou les idées reçues peuvent brouiller la réalité. En quoi l’expérience concrète, comme la vôtre et celle de votre équipe, est-elle essentielle pour dépasser ces clichés et apporter des réponses apaisantes et justes aux défis du grand âge ?
L’image dont souffrent « les patrons » du secteur du grand âge en général est très délétère. Les émissions de télévision montrent toujours le pire : les maltraitances, les abus de faiblesse. L’affaire Orpea n’a rien arrangé. L’aspect parfois très lucratif de certains grands groupes questionne et renvoie une image très dégradée du secteur. Même si la situation du domicile est loin d’être faste, elle souffre tout autant de cette image négative.
Mon expérience concrète à la tête de LogiVitae m’a permis de voir au-delà de ces clichés et d’en comprendre les véritables enjeux. Je me suis improvisée chef d’entreprise avec les codes et les repères d’un travailleur sociale, ma formation initiale. Cette approche qui peut sembler antinomique ne l’est pas, elle est ma véritable plus-value et l’une des raisons du succès de mon service. En combinant la sensibilité sociale avec une vision entrepreneuriale, j’ai pu créer un modèle d’entreprise qui répond efficacement aux besoins réels de personnes fragiles tout en assurant la viabilité économique de LogiVitae.
Mes expériences, notamment dans l’animation et en tant que formatrice et directrice de colonies de vacances, ont forgé ma vision du management. Personne n’aime être dirigé de manière autoritaire et arbitraire. Tous ont besoin de sens, de comprendre et de partager un cadre juste. Ces convictions, je les ai appliquées à LogiVitae, et elles se sont avérée essentielle pour créer une équipe engagée et motivée. Je travaillais pour Fontenay-sous-Bois, une ville qui voulait « former » des citoyens capables de prendre en main leur destin. Les enfants étaient pleinement impliqués dans l’élaboration du programme de leur séjour, dans un esprit de co-construction et non de consommation. Les animateurs bénéficiaient d’une grande autonomie dans un cadre clair et partagé par tous. C’est comme ça qu’on embarque vraiment les gens. Ça prend plus de temps que de le faire de manière directive et rigide, mais ça porte tellement plus !
Avec le vieillissement de la population et les tensions sur le système de soins, comment voyez-vous évoluer les besoins et les attentes des Français en matière d’accompagnement à domicile dans les années à venir ? Quels signaux faibles détectez-vous déjà sur le terrain ?
Je vois plutôt le verre à moitié plein. On peut être frustré, trouver que tout est insuffisant et que les enjeux ne sont pas assez pris en compte, mais les choses ont quand même bien évolué en 20 ans. La crise du Covid a été un accélérateur dans notre secteur. En réalité ce qu’il nous faut parvenir à faire est la valorisation des conditions de travail et de rémunération des professionnels du secteur. C’est d’eux dont on a cruellement besoin. La question de la valorisation des métiers est aussi essentielle pour l’attractivité.
Le turnover élevé dans l’aide à domicile est un défi majeur. Il ne suffit pas de recruter si nous ne parvenons pas à garder les professionnels. Pour y remédier, il est essentiel de former les encadrants pour qu’ils puissent soutenir et accompagner leurs équipes efficacement. Il faut également changer notre vision du management.
Les difficultés de recrutement persistent, et cela est complètement lié au financement de nos politiques sociales qu’il nous faut repenser.
Face aux inégalités croissantes et aux limites budgétaires, quelles mesures concrètes proposeriez-vous à moyen terme (5-10 ans) pour renforcer le modèle de l’aide à domicile en France, tant en termes de financement que de valorisation des métiers ?
Pour renforcer le modèle de l’aide à domicile en France à moyen terme, il est essentiel de garantir une prise en charge globale des personnes accompagnées, de la prévention à la fin de vie. Cela passe par le développement de services pluridisciplinaires d’aide et de soin à domicile, avec des financements et organisations harmonisés, accessibles à tous les services d’aide à domicile volontaires, quel que soit leur statut. Nos services doivent jouer un rôle central dans la coordination du parcours de vie des personnes, tout en intégrant des actions clés comme l’adaptation des logements, la lutte contre la dénutrition et l’isolement, ainsi que le soutien aux aidants.
En parallèle, il faut repenser le financement du secteur. Une annualisation immédiate des prises en charge, permettrait aux services d’organiser librement les modalités d’intervention selon les besoins réels des personnes. De plus, il est crucial de fusionner les allocations APA et PCH pour garantir une équité de prise en charge quelque soit l’âge des personnes sur tout le territoire et intégrer des critères environnementaux et psychosociaux dans l’évaluation des besoins.
À plus long terme (10-20 ans), comment imaginez-vous une France où vivre chez soi reste possible pour tous, malgré les défis démographiques et économiques ? Quel rôle l’économie sociale et solidaire peut-elle jouer dans cette ambition ?
À long terme, j’imagine une France où vivre chez soi reste possible pour tous, malgré les défis démographiques et économiques. Pour y parvenir, nous devons repenser en profondeur notre approche de l’aide et des soins à domicile. Tout d’abord, il est crucial de garantir une juste et transparente utilisation de l’argent public, quel que soit le statut des services d’aide et de soin à domicile. La gouvernance de notre secteur doit assurer l’équité territoriale et piloter à la fois l’aide et le soin, pour un accompagnement global et cohérent.
L’effort public envers les personnes vivant chez elles doit s’aligner sur celui réalisé pour les personnes en établissement. Seule la perte d’autonomie devrait déterminer la prise en charge, sans barrière liée à l’âge ou au territoire. Ces financements doivent garantir des conditions de travail et de rémunération dignes aux professionnels du secteur. Nous devons questionner le modèle de financement actuel, qui est inadapté et maltraitant tant pour la population que pour les professionnels. L’insuffisance du temps alloué auprès de chaque personne et le non-financement des temps « invisibles » sont des problèmes majeurs à résoudre.
Je crois fermement que nous pouvons construire un modèle où la solidarité, l’innovation sociale et l’efficacité économique se rejoignent pour garantir à chacun la possibilité de vieillir chez soi dans la dignité. C’est un défi ambitieux, mais c’est aussi une opportunité unique de transformer notre société pour la rendre plus inclusive et solidaire. Le statut ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale) est une vraie réponse pour notre secteur. Étant largement financé par les pouvoirs publics, il ne peut à mon sens être complètement libéral.
Les récits médiatiques ou politiques sur l’aide à domicile oscillent parfois entre méconnaissance et vœux pieux. Comment luttez-vous contre ces distorsions, et que conseilleriez-vous aux citoyens pour mieux comprendre la réalité de ce secteur sans céder aux illusions ou à l’inquiétude ?
La désinformation et le manque de reconnaissance de notre secteur sont des défis constants auxquels nous sommes confrontés. Pour lutter contre ces distorsions, j’adopte une approche proactive basée sur la transparence et l’éducation.
Tout d’abord, il est crucial de rappeler que le vieillissement de la population française est un enjeu majeur, connu depuis longtemps. Les gouvernements successifs disposent de nombreuses études et rapports pour appréhender l’ampleur du défi que représente la prise en charge de la perte d’autonomie. Notre rôle est de constamment rappeler ces faits et d’insister sur l’urgence d’agir.
Pour contrer la méconnaissance, je m’efforce de communiquer régulièrement sur les réalités de notre métier. Que ce soit à travers des interventions médiatiques, des conférences ou des publications, je tente de donner une image fidèle de ce qu’est vraiment l’aide à domicile
Nos livres racontent avec humanité les histoires derrière les portes. En quoi ces récits, et des médias comme OHERIC-Média qui donnent la parole aux acteurs de terrain, sont-ils cruciaux pour changer les perceptions et construire une société plus solidaire ?
Écrire est pour moi une façon d’exister, de raconter et de partager. À travers mes livres, je m’efforce de dépeindre des histoires vraies avec humour et émotion, pour emporter tout le monde dans mon quotidien et la réalité de mon secteur.
Ces récits permettent de mettre en lumière l’humanité derrière les chiffres et les statistiques. Quand je raconte les histoires de Madame « Je n’ai besoin de rien » ou de Monsieur « Je vous donne ma liste de courses par la fenêtre », je donne un visage et une voix aux personnes que nous accompagnons chaque jour. Ces anecdotes, souvent cocasses mais toujours empreintes d’humanité, permettent aux lecteurs de mieux comprendre les difficultés que nous rencontrons.
Des médias comme OHERIC-Média, qui donnent la parole aux acteurs de terrain, jouent un rôle essentiel. Ils permettent de mettre en avant l’expérience concrète et les faits, plutôt que des idéologies et dogmes. En donnant une plateforme à ceux qui font et qui savent, il contribue à une meilleure compréhension des enjeux réels de notre société.
Ensemble, ces récits et ces médias sont des outils puissants pour changer les perceptions. Ils permettent de dépasser les clichés et les idées reçues, de montrer la complexité et la richesse de ce travail souvent invisible mais vital. En partageant ces histoires, nous sensibilisons le public aux défis du vieillissement et de la perte d’autonomie, mais aussi à l’importance de la solidarité et du lien social.
Après plus de 15 ans à la tête de LogiVitae, quelle leçon tirée de votre quotidien sur le terrain jugez-vous essentielle pour anticiper les défis sociaux de demain, et comment cette sagesse peut-elle inspirer d’autres secteurs ?
Après plus de 15 ans à la tête de LogiVitae, la leçon essentielle que j’ai tirée de mon quotidien sur le terrain est qu’il nous faut devenir de véritables permaculteurs de l’humain. Cette approche holistique est cruciale pour anticiper les défis sociétaux.
Dans l’aide à domicile, il ne suffit pas de se concentrer uniquement sur les personnes âgées ou en situation de handicap que nous accompagnons. Il est vital de prendre en compte tout l’écosystème : les aidants familiaux, les auxiliaires de vie, les professionnels de santé, et même la communauté au sens large. On ne peut « sacrifier » une catégorie d’humains au profit d’une autre.
De plus, notre expérience nous a montré que loin d’être une abnégation, être utile aux autres est une source d’épanouissement. Cette perspective peut transformer la façon dont nous concevons le travail et le service dans tous les domaines. En appliquant ces principes de « permaculture humaine », nous créons des solutions plus durables et harmonieuses, en veillant à ce que chaque partie prenante de notre société soit valorisé et soutenu.
Pour permettre un soutien à domicile efficace et durable dans notre société, il faudrait repenser en profondeur la formation des professionnels. Nous devrions viser à diplômer 100% des aides à domicile dans les cinq ans, avec au minimum un niveau 3. Pour y parvenir, il serait nécessaire d’augmenter significativement le financement des formations pratiques et qualifiantes par l’OPCO.
Il faudrait également fusionner les formations d’AEES et d’Aide-soignant pour créer un seul métier polyvalent, en phase avec l’émergence des Services Autonomie. Cette approche ouvrirait de nouvelles perspectives de carrière et permettrait une meilleure adaptation aux besoins évolutifs des personnes accompagnées.
Enfin, il faudrait réformer les référentiels de formation pour y intégrer une dimension plus humaine et pratique, et faciliter l’accès à la VAE. L’harmonisation des appellations professionnelles contribuerait à améliorer la reconnaissance de ces métiers essentiels.
En mettant en œuvre ces mesures, nous pourrions créer un environnement professionnel capable de répondre efficacement aux défis du vieillissement de la population et d’assurer un soutien à domicile de qualité pour notre société.
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Sébastien Tertrais: Auteur/AutriceVoir toutes les publications Fondateur et rédacteur en chef à OHERIC-Média