![]() Bertrand Leblanc-Barbedienne
Président fondateur de Souveraine Tech
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Dans un monde secoué par des crises géopolitiques et une dépendance croissante aux géants technologiques étrangers, la souveraineté technologique émerge comme un enjeu vital, souvent nié avant d’être imposé par l’évidence. Rencontre avec une voix qui, depuis cinq ans, défriche ce terrain stratégique et appelle à un sursaut français.
Bertrand Leblanc-Barbedienne est le président et fondateur de Souveraine Tech, un média et espace de réflexion dédié à la souveraineté technologique, qu’il a lancé il y a cinq ans depuis un simple compte Twitter devenu aujourd’hui une plateforme influente. Basé à Saint-Malo, cet ancien directeur de la communication chez Whaller – une entreprise française axée sur la confidentialité numérique – a transformé une intuition née d’un discours présidentiel en un projet structuré, mêlant veille, colloques et sensibilisation. Organisateur d’événements marquants, comme le colloque de septembre 2024 sur « Marchés et Souverainetés » avec Arnaud Montebourg, il fédère experts, entrepreneurs et politiques autour d’une cause qu’il porte avec une fibre patriotique assumée. À travers Souveraine Tech, il milite pour une France technologiquement indépendante, capable de ne dépendre que de ses propres lois et valeurs.
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Vous avez fondé Souveraine Tech il y a cinq ans, partant d’un simple compte Twitter pour en faire un média et un espace de réflexion. Quel a été le déclic personnel ou contextuel qui vous a poussé à vous lancer dans ce combat pour la souveraineté technologique, et comment avez-vous transformé cette intuition en un projet structuré ?
J’ai entendu le président de la République employer ce syntagme. Et cela m’a paru inhabituel, à ce moment-là, par rapport au sujet plus connu de la souveraineté numérique. J’ai creusé la question et compris en quoi consistaient ces enjeux, qui intègrent tout ce que l’on appelle la chaîne de valeur (de la matière brute au produit ou service fini en passant par les moyens de l’acheminer à la disposition de l’usager ou du client). Je me suis alors rendu compte que le thème de la souveraineté technologique recouvrait entièrement le spectre de tous les autres sujets : C’est un thème choral. La souveraineté, c’est la capacité d’un peuple à ne se placer que sous l’autorité de ses propres lois. Et cela s’entend au propre comme au figuré. La technologie, qui n’est pas la technique, est une discipline dont l’objet est le discours moral sur les modalités et finalités d’usage des outils, moyens et techniques. Et si, comme je le fais, on entend l’outil au sens large, tout ou presque devient alors une question technologique : L’approvisionnement en terres rares, notre aptitude à produire des composants techniques, la somme des données auxquelles nous avons accès, le sanctuaire où nous choisissons de les abriter. Mais aussi la langue et la devise dans laquelle nous négocions nos contrats, les valeurs morales que nous respectons, notre manière de nommer nos inventions, de les protéger, de nous positionner par rapport à nos compétiteurs, d’assumer l’exercice de notre puissance. La dimension axiologique de la technologie devrait être prépondérante. C’est elle qui pose la question : à quelle fin voulons-nous exactement avoir recours à cet outil ? Aujourd’hui, neuf personnes sur dix répondent sur un plan relatif au rapport de force. Nous devons nous montrer aussi forts que le voisin, ou plus en avance que lui. C’est le terrain de la performance, de la course. Et la dixième évoque l’Homme, sa vocation, sa dignité, son intégrité, son épanouissement dans cette famille de familles que forme une nation. C’est sur ce terrain là que nous pouvons faire la différence. Sur le terrain des valeurs. Mais dites-moi quelles sont donc aujourd’hui selon vous, en France, ces valeurs qui nous distinguent de nos homologues ?
Ce qui fait de ce sujet un combat digne d’être mené, c’est le lien qu’il entretient avec l’idée fondamentale de liberté. Liberté du peuple souverain, techniques au service du meilleur exercice de nos libertés, et pas de notre surveillance. La structuration du sujet naît de l’aspiration à faire plus à son service : passer de la simple veille aux entretiens, des entretiens aux colloques, des colloques à… Demain dira quoi.
J’ai commencé par une modeste veille sur le sujet sur Twitter qui a tout de suite connu un certain succès d’estime. J’imagine que c’est parce que le public en avait assez d’entendre que la France n’était pas capable de puissance technologique. Mon but, qui demeure, était le suivant : 1/ Peser sur les décisions des pouvoirs publics et des grands groupes. 2/ Sensibiliser le grand public aux enjeux de souveraineté technologique. 3/ Fédérer un écosystème d’acteurs engagés dans la technologie afin de susciter du foisonnement économique entre eux.
Derrière votre engagement, il y a une fibre patriotique et une critique des dépendances aux géants étrangers. Qu’est-ce qui vous anime au quotidien dans cette mission ? Est-ce une peur de voir la France perdre son rang, une volonté de réveiller les consciences, ou un mélange des deux ?
Aussi étrange que cela puisse paraître s’agissant d’un sujet comme celui-ci, c’est l’enracinement et l’incarnation de ses acteurs qui me stimulent. Derrière le projet le plus complexe au plan de l’ingénierie, il y a toujours une personne de chair, d’os et de passion, fils ou fille, père ou mère de, qui a choisi de le faire à cet endroit là et pas à un autre, et pour des raisons précises liées à sa vie propre. Il y a en France (c’est mon pays et c’est pour cela que je le chéris), des dizaines de milliers d’acteurs de cette technologie soucieuse de liberté, dans les usages, et dans les rapports avec nos compétiteurs qui portent d’autres propositions dont nous pourrions dangereusement dépendre. Au moment où je réponds à vos questions, me viennent à l’esprit telle figure de Rennes, telle autre de Grenoble, telle autre d’Annecy, telle autre de Mayenne, telle autre de Lyon ou de Nice. Je ne tolère pas l’idée que nous ne puissions rien faire en France sans recourir au génie extérieur d’autres superpuissances. Nous possédons en propre les ressources, le génie et l’enthousiasme nécessaires pour manifester au monde ce dont la France est capable, d’abord pour le bonheur et la liberté des siens. En ce qui concerne les consciences, il y a aussi un immense enjeu de vulgarisation et de sensibilisation qui consiste à faire entendre au grand public comme aux grands groupes que leurs choix de consommation ne sont pas neutres. Je vous donne un exemple concret : un DSI qui prend la décision de stocker les données de l’organisation qui l’emploie sur des serveurs américains, ou d’organiser la collaboration de ses membres sur une plateforme sous juridiction de l’US Department of Justice fait courir un risque majeur au devenir de sa structure.
Souveraine Tech aborde des enjeux stratégiques qui, comme le web jadis, ont pu être sous-estimés voire raillés avant de s’imposer comme évidents. Qu’est-ce qui fait de vous un défricheur sur ce terrain, et comment vivez-vous cette résistance ou ce scepticisme initial que rencontrent souvent les idées en avance sur leur temps ?
La friche en l’espèce, c’était sans doute la considération strictement matérielle de la question technique. En couplant la préoccupation politico-juridique (souveraineté) avec la dimension technologique (technique, économique, axiologique, anthropologique) nous avons essayé de montrer du doigt l’ensemble du tableau, de prendre de la hauteur sur chacune de ses multiples facettes. Mais la vraie friche, c’est, je crois, l’abyssal manque à gagner qui tient au fait, et c’est peut-être un tropisme français, que chacun travaille son silo, regarde l’autre avec méfiance sans songer une minute de ce qui pourrait naître d’une mutuelle mise en ordre de bataille. C’est cela aussi, Souveraine Tech, cette idée que chacun peut soudain devenir porteur de la proposition de ceux avec lesquels il a choisi de frayer, le tout dans un même alignement sur une valeur simple : la promotion des intérêts supérieurs de notre pays. C’est pourquoi j’ai à coeur de susciter le foisonnement, la fédération, la coagulation, appelez ça comme vous voulez, de tout un écosystème qui a vocation à créer de la valeur de concert. Nous n’avons pas le réflexe d’établir le contact avec des homologues ou des protagonistes complémentaires. C’est dans la vocation de Souveraine Tech d’assurer ce rôle de métal conducteur entre ces derniers.
Dans un monde où l’actualité internationale s’accélère – guerres hybrides, cyberattaques, dépendances aux Big Tech – pourquoi la souveraineté technologique est-elle une priorité vitale pour la France aujourd’hui ? Quels risques concrets courons-nous si nous continuons à négliger ce domaine ?
Le risque majeur, c’est d’obéir à d’autres lois que celles qui ont été votées par nos représentants. Et une fois encore, il faut entendre cela au propre et au figuré. La double menace tient dans l’Epée de Damoclès que constitue la loi extra-territoriale, américaine par exemple. Et loi au sens de somme des us et coutumes. Pour le dire autrement : on ne peut faire usage d’outils conçus par et pour des autres sans nous mettre peu ou prou sous leur coupe. Pire : l’usage d’outils dont nous ne sommes pas les concepteurs finit par nous façonner à l’image, ou nous conformer aux attentes de ceux qui les conçus.
Si vous aviez une baguette magique, ou du moins l’oreille des décideurs, quelles mesures pragmatiques proposeriez-vous à court terme (1-2 ans) et à moyen terme (5-10 ans) pour que la France reprenne la main sur sa souveraineté technologique – que ce soit en matière d’infrastructures, de formation ou d’industrie ?
Eh bien figurez-vous que si j’avais une baguette magique, je commencerais par m’en servir pour déboucher l’oreille de ces décideurs ! Et puis juste après, je les remercierais gentiment comme on dit en langue RH.
Plus sérieusement, à court terme, je leur demanderais de fonder – enfin – leurs décisions sur les travaux d’experts (pas des cabinets de conseil, de véritables experts en la matière) reconnus dans leur domaines : j’ai donné la parole à une centaine d’entre eux sur le site de Souveraine Tech, allez donc y jeter un oeil.
Je ferais enseigner et glorifier la curiosité intellectuelle dès les premiers âges en insistant sur l’idée d’idiosyncrasie. On nous bassine avec la singularité à venir de l’intelligence artificielle. Le jour où l’on arrêtera d’éduquer nos enfants comme des épis de maïs, on s’apercevra peut-être de la richesse que constitue, notamment face à l’IA, la singularité personnelle. J’intègrerais dans le corpus pédagogique du collège l’enseignement de l’histoire du génie technique français. Je creuserais la piste du Thorium, qui, dit-on, pourrait assurer notre indépendance énergétique pour des siècles. S’agissant de l’industrie, je m’efforcerais d’abord d’en faire percevoir la « magie » en en faisant d’abord une filière économiquement, humainement et socialement attractive, en insistant sur le concept de métier, et pourquoi pas, en l’organisant de nouveau comme autrefois, en corps professionnels. Personne ne le dit mais la réindustrialisation passe à mon sens aussi par une exigence renouvelée en matière de justice sociale (voir l’héritage doctrinal des Catholiques sociaux). Le jour où des Français seront payés correctement pour réindustrialiser le pays, il y aura, croyez-moi, la queue devant les usines. Et on arrêtera de dire avec un soupçon de malhonnêteté que ce sont là des postes dont les Français ne veulent pas. Pour l’heure, on demeure captif de schémas hérités de la fin du XIXe siècle. Travaillons l’aménagement du territoire : de l’espace, un foyer, un métier dans chaque famille, et vous verrez comme par magie notre France redevenir « industrieuse » !
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Certains pourraient dire qu’en 2025, prétendre à une souveraineté technologique complète est illusoire, vu notre retard et la globalisation. Que répondez-vous à cela ? La France dispose-t-elle vraiment des ressources – humaines, techniques, économiques – pour viser une forme d’autonomie stratégique, ou devons-nous repenser notre approche ?
On a été mal compris sur la question de la souveraineté technologique. Par des gens de bonne foi, par des imbéciles, et par d’autres qui étaient « payés pour ne pas comprendre ». La souveraineté technologique, c’est une obligation de moyens, pas de résultat. Personne n’a jamais rêvé d’autosuffisance, c’est une illusion. Nous savons bien ce qu’est le commerce entre les Hommes et c’est une bonne chose. C’est exactement comme un foyer. Le matin vous ouvrez portes et fenêtres, aux autres, mais aussi pour aller chercher ailleurs ce dont vous ne disposez pas, contre ce que vous possédez. Et le soir, vous refermez ces mêmes portes et fenêtres. On a voulu par facilité et peut-être aussi par complaisance réduire la souveraineté à l’autonomie stratégique. Moi j’appelle cela la lobotomie stratégique. Pourquoi ? Parce que nous occultons là un fait essentiel : Il faudrait « choisir nos dépendances » (sic). Quel magnifique oxymore ! Très bien, mais je distingue dépendances factuelles, objectives, auxquelles nous devons – et nous pouvons – nous efforcer de nous soustraire à plus ou moins long terme, si possible. Et les dépendances coupables dans lesquelles il serait criminel de nous attarder plus longtemps, parce que nous avons d’ores et déjà à portée de main les moyens de ne plus en pâtir. Et de mener nous mêmes nos affaires ! La petite phrase que j’utilise parfois pour décrire l’idée qui m’anime est que nous avons en France presque tout de dont nous avons besoin pour traverser notre histoire technologique sans que l’on nous tienne en laisse ou par la main. Il aura fallu un changement politique ou plutôt idéologique aux Etats-Unis pour que tous ceux qui nous traitaient d’anti-Américains hier se mettent à chanter sur tous les octaves les louanges de la souveraineté. On a bien trop besoin de renforts pour leur en vouloir ou les tourner en dérision. Mais ne nous trompons pas de sujet. Seules les nations sont souveraines. Et leur coopération les rendra plus fortes. La souveraineté européenne (sic, burp, horresco referens etc, c’est de l’enfumage lexical dans le plus pur style.
On observe souvent une tendance à nier ou minimiser l’importance de sujets cruciaux – comme la souveraineté technologique – jusqu’à ce qu’une crise nous mette face à nos lacunes. Comment expliquez-vous ce phénomène, et en quoi des médias comme Souveraine Tech, qui donne la parole aux experts avant l’heure, sont-ils essentiels pour contrer cette inertie ?
Il faut bien que des gens mettent les mains dans le moteur ou dans la boue avant les autres. Je dois vous dire que je me fais souvent la réflexion qu’avec Souveraine Tech, nous n’avons certainement pas choisi le sujet le plus facile. Il y en avait tant d’autres plus aimables au premier chef. Je vous passe les noms d’oiseaux, les procès en sorcellerie, les attaques ad hominem, les tombereaux de mauvaise foi mesquine dont nous avons été les destinataires. Comment, la souveraineté ? Mais de quoi parlez-vous ? Le repli sur soi, les effluves nauséabondes du vieux monde révolu. Mais enfin, quelle satisfaction de voir actuellement nos compatriotes, les médias à la papa et les politiques prendre enfin la mesure de ce sujet crucial. Voyez-vous, je crains que la « grande presse » un peu imbue n’ait sous-estimé la soif de connaissance, la soif d’intelligence du peuple français et son aspiration autant que sa disposition au discernement éclairé. Peut-être ces grands groupes de presse ont-ils oublié que nous vivions en démocratie et que c’est le peuple qui en était le souverain. Aujourd’hui, nous assistons au grand retour des nations. Face aux ravages et aux cicatrices de la mondialisation, non seulement le vieux monde n’a pas dit son dernier mot, mais il s’avère porteur d’une sagesse toujours vive sur laquelle notre espérance peut et doit reprendre racine.
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Vous parlez de choisir nos dépendances et de valoriser nos singularités face à l’IA ou aux superpuissances. Concrètement, quels secteurs technologiques prioritaires la France devrait-elle investir dès 2025 pour reprendre la main ?
Bertrand Leblanc-Barbedienne
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Sébastien Tertrais: Auteur/AutriceVoir toutes les publications Fondateur et rédacteur en chef à OHERIC-Média