Alors que des experts, des analystes et des responsables de terrain alertent sur des risques majeurs (économie, éducation, recherche, immigration…), les décideurs – qu’ils soient politiques, économiques ou institutionnels – persistent à ignorer l’évidence. Les faits sont là, les preuves existent, et pourtant, ceux qui devraient agir ferment les yeux.
Ce phénomène intrigue autant qu’il inquiète : comment expliquer cette résistance à voir la réalité en face ?
Ce constat s’opère à tous les niveaux :
- En politique, un parti refuse d’aborder le fait que 63 % des Français déclarent ne plus se sentir « chez eux comme avant ».1
- Dans l’entreprise, un dirigeant fait la sourde oreille face aux avertissements du DSI sur les failles critiques du système d’information.
- Au sein des institutions, un président de conseil d’administration rejette les conclusions alarmantes d’une directrice sur la baisse d’engagement d’un salarié, estimant que « ce n’est pas si grave ».
- Dans la recherche scientifique, un ministre ignore un rapport d’experts concluant à l’innocuité d’un composant chimique controversé, cédant à la pression des associations environnementales.
- Dans l’administration publique, le premier président de la Cour des comptes repousse délibérément la publication d’un rapport sur l’immigration.
L’explication réside dans un système de protection propre à l’humain : le déni. En psychologie, le déni est un mécanisme de défense qui consiste à refuser de reconnaître une réalité perçue comme trop menaçante ou douloureuse. Il permet temporairement de protéger l’individu d’une situation anxiogène ou d’un conflit intérieur, mais peut devenir problématique lorsqu’il empêche d’affronter la réalité et de s’y adapter. Par exemple, pour un élu, il peut être plus confortable de nier l’existence d’un problème plutôt que de le reconnaître, et d’engager des actions qui le feraient sortir du champ idéologique qui lui a permis d’être élu.
Il est temps de mettre en lumière le mécanisme du déni, qui constitue un frein terrible à des évolutions essentielles et capitales de notre société, pour nous préparer à affronter les défis qui se présentent.
Le déni peut prendre plusieurs formes, allant du simple refus d’accepter une réalité évidente à une négation plus subtile. Parfois, une personne rejette catégoriquement un fait, comme un diagnostic médical, refusant d’en reconnaître l’existence. Dans d’autres cas, elle peut en admettre certains aspects tout en minimisant leur gravité, cherchant ainsi à réduire l’impact émotionnel ou pratique du problème. Il arrive aussi que le déni s’étende à des idéologies ou des croyances collectives, alimentant des visions biaisées du monde. Enfin, certaines personnes se déresponsabilisent face aux événements, attribuant leurs difficultés à des causes extérieures, tandis que d’autres nient leurs propres émotions pour éviter de souffrir.
Ce mécanisme est particulièrement visible dans certains troubles psychologiques. Lors d’un deuil, il peut constituer une première étape où l’individu refuse d’accepter la perte. Dans les addictions, il se manifeste par une incapacité à reconnaître sa dépendance et la nécessité d’un changement. Face à un traumatisme, certaines personnes peuvent refuser d’admettre ce qu’elles ont vécu, ou en minimiser l’ampleur pour se protéger. Dans des cas plus extrêmes, notamment en psychiatrie, certains patients souffrant de troubles comme la schizophrénie peuvent être totalement inconscients de leur état, un phénomène connu sous le nom d’anosognosie.
Bien que le déni puisse être une réaction de protection temporaire, il devient problématique lorsqu’il empêche l’adaptation et la prise de décision, surtout à l’échelle de la politique. Lorsqu’il s’installe, il peut bloquer toute action face à un danger ou un problème nécessitant une réponse rapide. Il favorise alors des comportements contre-productifs, voire destructeurs, en empêchant les individus de chercher de l’aide ou de mettre en place des solutions. Ce refus de voir la réalité peut alors aggraver les situations, tant sur le plan individuel que collectif.
Nier un diagnostic posé par un professionnel a toujours de lourdes conséquences, que ce soit dans le domaine médical, managérial ou sociétal. On échappe certes aux conséquences immédiates d’une action, mais on contribue à l’aggravation du problème, avec à terme des conséquences qui peuvent être fatales pour un corps ou une organisation. Il peut être tentant, pour certains, d’empêcher jusqu’à la production même d’un diagnostic, de censurer des propos dérangeants, voire de quitter des espaces dans lesquels l’on parle de sujets sensibles. Le psychodrame qui entoure le mouvement HelloQuitteX, après l’examen attentif que nous avons opéré 2, semble bien relever de ce mécanisme de protection.
Cette tendance humaine à éviter les vérités dérangeantes pour préserver un confort illusoire est un mécanisme de protection. Il agit comme un voile sur la réalité, permettant à l’individu d’esquiver les responsabilités et les actions nécessaires. En cela, il s’apparente à une forme de lâcheté intellectuelle, où l’illusion est préférée à l’affrontement direct de la vérité.
La progression des grands maux de notre société a toujours profité du même levier. S’agissant souvent de processus complexes et multifactoriels, l’identification des signes d’alerte est de fait fragilisée par des dénis variés et multiples. Si derrière ceux-ci se cachent des raisons diverses (manque de courage, mépris de l’expérience de ceux qui savent), tous contribuent à l’avancement des maux de notre pays. Les exemples de graves conséquences de l’absence de prise en compte de certaines alertes faites en temps et en heure se multiplient.
L’état de notre pays et les défis majeurs qui se présentent à lui témoignent de l’urgence.
Prenons un peu de recul, pour mieux évaluer l’étendue du phénomène
Il y a vingt ans, mon mémoire de fin de formation mettait en lumière, de façon encore intuitive, les dangers du déni dans la prise de décision. J’avais observé ce mécanisme à l’œuvre aussi bien dans la gouvernance associative – où des administrateurs refusaient de voir les risques liés à l’abandon d’une expertise essentielle – que dans des situations individuelles, comme celle d’un collègue alcoolique dont l’épouse niait le problème pour préserver l’équilibre du couple. D’autres cas s’étaient présentés, notamment lors de dégradations importantes de nos locaux, dont les uns et les autres minimisaient l’importance, ou l’absence d’implication de certains salariés.
À l’époque, ces cas paraissaient isolés. Je pensais qu’ils ne s’opéraient qu’au sein des associations dans lesquelles je travaillais. Mais à mes premiers constats se sont ajoutées des observations qui ont affiné mon regard et m’ont permis d’entrevoir une aggravation de la situation. Au fil des années, après avoir créé mon entreprise et travaillé avec de nombreuses institutions, organisations et entreprises sur toute la France, j’ai constaté qu’aucun secteur n’était épargné. Le déni face à des enjeux sociétaux ou des problématiques internes de ces organisations ou de ces entreprises était généralisé, il touchait même un nombre croissant de médias.
Les cadres qui changeaient d’employeur retrouvaient ailleurs les mêmes difficultés, ceux qui changeaient de métier retrouvaient des difficultés similaires dans leur nouveau secteur, ceux qui choisissaient de voler de leurs propres ailes, en créant leur entreprise par exemple, furent quelques temps épargnés, avant d’être eux aussi impactés par les conséquences de ce phénomène. En quittant leur emploi ou leur mandat (car c’est aussi valable dans le milieu politique), tous ont laissé la place à des personnes pour lesquelles ces dysfonctionnements étaient normaux. Ce faisant, le phénomène s’est accéléré et généralisé. Il touche aujourd’hui tous les domaines, des institutions aux entreprises, en passant par la politique et la recherche scientifique.
Le déni comme fracture majeure
Ce phénomène ne se limite pas à un simple dysfonctionnement interne aux structures. Il a fini par fracturer profondément notre société, divisée en deux blocs distincts. D’un côté, ceux qui adhèrent au schéma du déni, qui considèrent les dysfonctionnements comme normaux ou inévitables, acceptant sans résistance les dérives systémiques. Ils ne se perçoivent pas comme étant dans le déni, mais comme ayant raison. Ceux qui refusent ce qui est pour eux la vérité sont perçus comme dérangeants et non comme des réalistes. De l’autre côté, on trouve ceux qui voient la réalité avec lucidité, conscients que nous faisons fausse route et que chaque renoncement supplémentaire nous éloigne un peu plus de toute possibilité de redressement.
Ce n’est pas une opposition idéologique au sens traditionnel du terme, mais une rupture bien plus profonde. Car le problème n’est plus seulement celui des décisions prises, mais du cadre mental lui-même dans lequel elles sont validées. Ceux qui refusent de se plier à cette logique sont intimidés, mis à l’écart, disqualifiés ou réduits au silence, tandis que l’illusion d’une gestion maîtrisée se perpétue au prix d’un affaiblissement général, et ce jusqu’au plus haut sommet de l’État. Les médias traditionnels n’ont pas échappé à cette épidémie, d’où la sidération de nombreux Français qui ne les reconnaissent plus. Entre la pression croissante de l’activisme militant, la crainte des polémiques et la confusion entre bienveillance et complaisance, leur neutralité s’est effondrée.
Tous les avis ne se valent pas. Trop nombreux sont ceux qui sont tombés dans ce piège. Le simple fait que ce soit toujours les mêmes qu’on voit ou qu’on entend dans les médias, alors que d’innombrables professionnels dont l’expérience et la neutralité sont évidentes mériteraient d’être mieux connus, aurait dû nous alerter depuis longtemps. Nous devons cesser de donner du crédit aux mêmes figures médiatiques qui tournent en boucle et qui ne font souvent pas grand-chose de leur vie. Repérons ceux qui agissent, ceux qui ont éprouvé leurs connaissances par l’action. Ce sont eux qui détiennent une partie des clefs de la reconstruction, pas les théoristes.
L’émergence des bâtisseurs : un impératif historique
Il est impératif de bien avoir conscience qu’au sein même de ces structures, innombrables sont ceux qui voient ce qui se joue. Des professionnels, des cadres, des acteurs de terrain ont pleinement conscience de la gravité de la situation, mais ils sont piégés. Ils n’ont ni le pouvoir ni les leviers pour s’opposer à la doxa, car celle-ci s’impose à eux comme un mur infranchissable. Ils savent qu’il faudrait agir, mais le système actuel ne leur en laisse pas la possibilité. Le mal-être s’installe, avec des conséquences dramatiques sur le dynamisme et le moral de tous.
L’époque exige donc le retour des bâtisseurs, ces figures capables de parler vrai, d’incarner une rupture avec ce déni généralisé. Il ne s’agit pas de gestionnaires qui cherchent à préserver leur intérêt et pour cela un équilibre factice, mais de chefs, dans le sens premier du terme : ceux qui ouvrent la voie, qui assument la responsabilité d’une parole franche et du redressement. Ce qui est en jeu dépasse une simple crise managériale ou politique. C’est l’avenir même de notre société, et peut-être de notre civilisation. Attendre encore, c’est prendre le risque de ne plus pouvoir redresser la barre.
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Sébastien Tertrais: Auteur/AutriceVoir toutes les publications Fondateur et rédacteur en chef à OHERIC-Média
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