*Cet article est aussi un podcast.
Dans la nuit du vendredi au samedi 1er juin 2024 le monument dédié à la résistance bretonne a été dégradé par des militants de l’organisation Les Soulèvements de la Terre.
Nombreux sont ceux qui se sont interrogés sur les motivations d’un tel acte, très éloigné des enjeux climatiques. Je crois que les raisons pour lesquelles ce collectif a dégradé un monument de la résistance bretonne éclairent sur celles de l’origine de nos difficultés et sur ce qu’il convient de faire pour les résoudre. Je me propose de vous les expliquer au travers d’une rapide démonstration.
Je commencerai par un très rapide résumé de la sociologie des organisations.
Un peu de sociologie des organisations
De tous temps, les humains se sont organisés à plusieurs autour de sujets communs, pour répondre à des besoins ne pouvant être satisfaits de façon individuelle. Au fil des siècles les préfectures, les mairies, les ministères, les services postaux, ceux de distribution de l’électricité ont vu le jour. Ce sont des piliers de la République.
Dans le même temps de nombreuses organisations ou associations sont nées, certaines sont devenue des institutions. C’est le cas de la CAF par exemple, qui est une association. Mais syndicats, caisses sociales, universités et, de façon générale, toutes les autres grandes causes nationales ont suivi ce modèle.
Notre société a commencé par répondre aux besoins les plus urgents, et petit à petit elle s’est occupée de besoins importants, mais secondaires, suivant ainsi le schéma de la pyramide de Maslow, qui décrit les besoins humains en cinq niveaux, allant des besoins fondamentaux comme la nourriture et la sécurité, aux besoins plus élevés comme l’amour, l’estime et la réalisation de soi. Pour progresser vers des besoins plus élevés, il est essentiel de satisfaire d’abord les besoins de base.
Par la suite, nos sociétés étant très organisées, la collecte de participations financières individuelles volontaires ou obligataires ainsi que les contributions des entreprises, ont permis le financement d’autres innombrables projets d’intérêt collectif communs. Plusieurs de ces collectifs se sont vus dotés de moyens importants. C’est le cas, par exemple, des associations qui agissent dans le domaine de la protection de l’enfance.
L’immense majorité des institutions et organisations de notre pays sont nées de l’institutionnalisation d’une cause, ou d’une législation issue du combat de militants.
Les fondateurs de la plupart de ces organisations ont commencé par agir, par faire. Ils n’ont pas immédiatement cherché des fonds. Et ce n’est qu’après avoir mené de nombreuses actions, vérifié leur pertinence, mesuré leur efficacité, qu’ils ont sollicité des financements pour avoir les moyens de conduire leurs objectifs. Les premiers salariés ont été embauchés.
L’apparition des premières dérives
Au fil des années les fondateurs et dirigeants de ces institutions ont vieilli, puis quand ils sont partis, il a fallu les remplacer. Les premiers successeurs faisaient partie des proches des fondateurs. Puis ils sont partis à leur tour et les suivants ont été choisis pour leur adhésion aux valeurs fondatrices et leurs engagements. Ensuite, à mesure que les contraintes règlementaires et obligations légales se renforçaient on a commencé à choisir les successeurs pour leurs capacités à administrer ces mêmes organisations.
Petit à petit, de façon insidieuse, les valeurs fondatrices de ces institutions se sont diluées, et on a assisté aux premières dérives.
L’institution n’était plus là pour répondre à une cause commune, elle s’est mise à penser au maintien de sa propre existence. Certaines, tout en conservant le nom, ont peu à peu oublié leurs valeurs fondatrices, d’autres ont été détournées à des fins personnelles. Et puisque la notoriété de ces mêmes institutions constituait un atout formidable pour des desseins idéologiques, plusieurs ont été infiltrées par des activistes et des militants. C’est une des raisons pour lesquelles les plus anciens ne reconnaissent plus ces structures qu’ils ont vues naître ou dans lesquelles ils ont fait leurs premières armes. L’institution porte encore le même nom, certains sont prestigieux, mais ce n’est plus la même, quelque chose a changé. Un peu comme ce super restaurant ouvert l’année dernière qui, désormais, ne sert plus tout à fait la même cuisine, et dont les employés ne sont plus aussi aimables.
Il est important d’avoir à l’esprit que ce fonctionnement est normal. La transmission des valeurs au sein d’une organisation requiert une forte implication, beaucoup d’exigence, une attention de tous les jours ou presque. Qui plus est le monde évolue. C’est un peu pour les mêmes raisons qu’on préfère parfois démolir des logements vétustes plutôt que de consacrer beaucoup d’argent à engager des travaux importants qui ne changeront pas fondamentalement la donne. Dans le domaine institutionnel on parle de déconstruction.
Ces processus presque inévitables ont vu un tournant majeur à partir de 2023 et l’apparition du web 2.0, qui correspond à l’arrivée d’applications en ligne et des réseaux sociaux grand public, qui ont permis une appropriation massive du numérique.
Avant 2003, le grand public et l’immense majorité des enseignants, travailleurs sociaux, journalistes n’étaient pas connectés. Le numérique était du reste assez mal perçu, voire critiqué depuis la bulle Internet de 1990-2000 qui a conduit à de très nombreux excès en tous genre.
Dans l’inconscient collectif les NTIC (Nouvelles Technologies de l’information et de la Communication) furent associées au méchant Grand Capital. Elles étaient moquées, les startupeurs méprisés. Je le sais d’autant mieux qu’en 1998, jeune directeur de 24 ans d’une association délégataire de service public, et passionné par le numérique, j’essayais d’amener les directeurs des autres départements à numériser leurs structures. Je travaillais en parallèle avec un ami à la création d’un moteur de recherche sans publicité ainsi que sur le projet d’un site web dédié au covoiturage. Pour le monde socio-culturel dans lequel j’évoluais, L’idée d’un site web était absconse, c’est-à-dire obscure. Pour mes collègues, tous bien plus âgés que moi, j’étais un jeune avec des idées un peu folles.
Il s’agit donc de comprendre qu’on a assisté à cette époque à un début de scission de notre société, avec d’un côté un monde qui prenait le pas des nouvelles technologies, et un autre qui restait très ancré dans ses anciens fonctionnements.
La militance 2.0
Peu à peu, à partir de 2003, puis l’arrivée de Facebook en 2004, les choses ont changé.
Si, au nom d’une cause, de tous temps, les sociétés évoluent suivant le schéma que je viens de décrire, c’est-à-dire la réunion d’individus autour d’une cause commune, tous passant d’abord par le fait de faire et d’agir, de construire, puis à en parler, on a commencé à assister à l’avènement du virtuel. On a commencé à inverser les choses. On s’est mis à parler avant de faire, chacun se sentant d’un seul coup très concerné par une cause dont il n’aurait jamais eu connaissance avant Facebook.
C’est ce qui explique l’arrivée et l’installation depuis une vingtaine d’années d’un phénomène nouveau qui consiste en l’accaparement de certains sujets par des militants et des activistes, souvent peu expérimentés, dont les connaissances sont partielles, limitées voire biaisées. Tous sont motivés par les émotions déclenchées par des images, des visions partielles de nombreux sujets de société. C’est ce que je nomme les militants 2.0, en référence au web 2.0, qui a marqué un tournant dans l’évolution de notre société en introduisant la possibilité de parler de tout et n’importe quoi sans même n’avoir ne serait-ce que commencer à faire.
À bien des égards, la mécanique ressemble un peu au fait religieux, voire sectaire. L’apparition d’un combat militant ne dépend ainsi plus de besoins auxquels on ne répondrait pas, repérés par des citoyens impliqués au local. Puisque notre société répond déjà à tout ou presque, il n’existe plus beaucoup de causes locales qui motivent la création d’une association. Au lieu de ça les approximations et l’absence de connaissance réelle de la complexité des choses, exercice qui nécessite un effort, des études, une implication sans faille, a conduit à ce qu’il convient d’appeler des bifurcations idéologiques, faites de nombreux biais et d’une absence quasi-totale de pratique. Et le phénomène s’accélère.
Une aggravation inquiétante
En 2024 la situation est inquiétante. Nous devons le regarder en face. La plupart de nos institutions sont dirigées par des individus idéologisés, chez lesquels le doute est absent. Les pensées magiques et populistes frayent avec des croyances délirantes. L’incompétence et les idées simplistes règnent en maître. Certains sujets prennent des virages effrayants, sectaires. Ainsi des individus peu expérimentés, peu formés, souvent jeunes, n’ayant jamais ou presque travaillé, se mobilisent avec force, parfois même violemment, autour de questions dont il est évident qu’ils sont ignorants ou manipulés. Certains sont même recrutés par des populistes pour rejoindre l’hémicycle. Le sentiment d’avoir à faire à deux sociétés qui s’affrontent est de plus en plus fort, la sidération s’accapare de n’importe quel individu expérimenté.
Tout ceci est absurde. Les camps qui se confrontent ne sont absolument pas au même niveau de connaissance et de compétence. Tout semble montrer que nous n’avons, en somme, fait qu’accorder une attention délirante aux citoyens les plus criards et véhéments, et que l’immense majorité des citoyens, silencieuse, est négligée, et même méprisée. Le drame est que cela influence la politique et donc la vie de tous les citoyens.
Ceci étant posé revenons à la dégradation du monument dédié à la résistance bretonne par des militants des Soulèvements de la Terre, qui agissent comme chacun sait avec force et conviction au nom de la cause écologique.
Depuis au moins une dizaine d’années l’environnement est devenue une cause importante, désormais partagée par tous. Complexe, elle nécessite des études approfondies pour être traitées. Or, comme toutes les autres causes, elle est touchée par le phénomène du militantisme 2.0, qui fait tant souffrir les vrais experts, dont la parole pèse peu face aux organisations militantes souvent invitées dans les médias, eux aussi concernés par le phénomène.
Les Soulèvements de la Terre
Les Soulèvements de la Terre sont nés d’un constat partagé par des militants écologistes 2.0 d’une carence d’action de l’État, voire d’une vision fantasmée des lobbies de l’agriculture intensive si l’on se concentre sur la question des réserves de substitution, ce qui a conduit aux actions violences à Sainte-Soline. Peu importe le niveau de connaissance des uns et des autres, les sujets sont approchés depuis des biais forts dont il n’est possible d’avoir conscience que si et seulement si on dispose de solides connaissances. Nous revenons encore et toujours à l’ultracrepidarianisme, ou biais de surconfiance, qui sous-tend désormais toutes les organisations. Ajoutons à celles-ci une petite caution scientifique, une belle couverture médiatique, une communication active et dynamique, un soutien de la justice, et la cause est entendue. Plus personne ne remet en question l’existence même d’organisations telles que Les Soulèvements. Et puisque le phénomène est massif, que les certitudes basées sur l’ignorance touchent tous les domaines, le soutien va du Conseil d’État aux magistrats chargés d’instruire une requête en dissolution.
Bien entendu, ceux qui œuvrent sur la question environnementale, au sens large, depuis de nombreuses années s’indignent, mais que valent leurs opinions face à une telle mobilisation populaire ?
S’il fallait se convaincre encore du délitement du respect de la connaissance dans notre pays, le magistrat qui a relaxé à Nantes la semaine dernière un militant écologiste qui a cru bon jeter de la peinture sur la préfecture vient d’effectuer le travail. Au nom de la liberté d’expression, il est ainsi possible, pour certains juges, de dégrader un équipement public. Il n’y a pas à s’étonner de la multiplication de ces actes, tous plus imbéciles les uns que les autres. Rappelons que si un juge s’y connaît si bien en droit qu’il peut l’utiliser à des fins personnelles il n’a pas de compétence sur les questions environnementales.
Ainsi, au nom de la liberté d’expression, et à l’appui du sacro-saint principe de surconfiance, certains ont cru bon de dégrader le monument de la Résistance bretonne comme on jette de la soupe sur la Joconde, cette fois pour montrer qu’on célèbre la résistance bretonne mais qu’on néglige la question environnementale.
Absurde, imbécile, mais l’acte est cohérent avec la trajectoire dans laquelle nous nous sommes engagés depuis maintenant un quart de siècle. Incompétence, ignorance, sentiment de toute-puissance, conviction d’être dans son bon droit, tout concourt désormais à ce que n’importe qui se sente investi d’une mission d’intérêt supérieur. Pour ces esprits étriqués, la dégradation d’un monument de la Résistance au moment où l’on s’apprête à commémorer le 80e anniversaire du Débarquement, de la Libération et de la Victoire est une façon de parler de l’urgence de la cause climatique. Voilà tout. La raison ne va pas plus loin. Il n’y en a pas d’autre.
Et maintenant, le constat étant établi, que faire ?
Nos sociétés se sont construites autour du réel, des faits, de la connaissance et de valeurs fondatrices aujourd’hui malmenées par des activistes qui n’ont pas, n’en doutons pas, apporté la moindre preuve de la validité de leurs propres modèles. En dehors de tout conflictualiser et de fragiliser notre pays, ces militants 2.0 ne servent à rien.
Je crois que le temps n’est plus à la discussion. Les militants 2.0 n’ont pas le niveau suffisant pour que nous continuions à leur accorder autant d’importance et à parler avec eux. On ne peut pas parler avec des individus qui ne respectent pas la connaissance et qui se contentent de croyances. La cause environnementale les intéresse ? Qu’ils se forment, qu’ils travaillent dans ce domaine. Mais pour cela il nous faut aussi redresser le fonctionnement des écoles de formation, elles aussi concernées par ce phénomène.
Pour que cela tienne, il faut une parole politique forte, qui ne cède pas aux pressions populistes. Il n’est pas trop tard, j’en suis convaincu, mais la fenêtre de tir se réduit très vite, l’obscurantisme avance à grands pas, partout, et sur tous les sujets.
Quelle société voulons-nous pour nous et nos enfants ?
Voulons-nous une société basée sur des croyances, des biais, au sein de laquelle des groupes qui ne discutent pas ensemble sont tous persuadés de détenir la vérité et déterminés à imposer leur regard aux autres ? C’est un modèle qui a plus qu’il ne le fallait apporté les preuves de sa dangerosité.
Ou voulons-nous une société qui s’appuie sur la connaissance, la science, la culture, au sein de laquelle nous discutons et prenons des décisions ensemble ? Un modèle qui a plus que largement fait ses preuves et apporté la sécurité et la prospérité, et qui possède tous les atouts pour continuer à le faire à condition que nous poursuivions la recherche ? C’est la question qui nous est posée, celle à laquelle il nous faut répondre, sans peur.
Un travail à mener sur tous les piliers de notre société
Ne nous y trompons pas, il n’existe pas seul un pilier de notre société qui n’ait été épargné par ce phénomène. Ce travail de retour à la réalité est à mener dans son semble, à l’appui des vrais experts et des vrais faiseurs. Une démocratie, c’est précieux et ça se protège, avec force et fermeté.
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Sébastien Tertrais: Auteur/AutriceVoir toutes les publications Fondateur et rédacteur en chef à OHERIC-Média