Quand le bon cède, le mal prospère : chronique d’une société en dérive

Face à l’inacceptable, notre compréhension et notre bienveillance se retournent contre nous. En tolérant les abus et en renonçant à poser des limites claires, nous creusons les fractures de notre société. Ce texte explore ces dérives et appelle à réagir avant que la résignation ne devienne la norme.

Lors d’une récente marche de travail avec un ami entrepreneur depuis plus de vingt ans, nous avons devisé autour des difficultés que nous sommes nombreux à rencontrer avec des collaborateurs, des clients, voire des amis qui, malgré bien des évidences et les faits, ont le plus grand mal à faire évoluer leur point de vue. Soucieux d’être bien compris sur certains aspects importants de son travail, cet ami a l’habitude de consacrer beaucoup de temps et d’énergie à de nouvelles explications, en empruntant de nouvelles voies, sans toujours arriver aux améliorations recherchées. La lassitude s’installe.

Il faut beaucoup plus d’énergie pour rétablir une vérité que pour propager une fake news.

Nous avons extrapolé autour des difficultés traversées par notre société, au sein de laquelle, par exemple, un nombre croissant de militants et d’activistes sans grande expérience avancent tête haute, pétris de certitudes, tout en rejetant les faits, la science et la connaissance. Cela oblige les experts, les professionnels et les scientifiques à fournir des explications encore plus approfondies, sans jamais atteindre les résultats escomptés. Ainsi, rétablir les faits et la vérité après un tweet mensonger, par exemple, nécessite de nombreux efforts, de multiples commentaires, sans aucune garantie de succès. Bénies soient les Notes de la Communauté !

Ce phénomène a été théorisé par Alberto Brandolini au travers du principe d’asymétrie des baratins, tel qu’il l’a publié dans un tweet qui a donné vie à l’aphorisme qui porte son nom : « Il faut beaucoup plus d’énergie pour rétablir une vérité que pour propager une fake news.« .

Ce constat étant posé, il convient d’aller un peu plus loin, car une autre mécanique est en marche, plus délicate encore, puisqu’elle fait appel à un travers dont notre société n’a pas encore totalement conscience et qui peut nous conduire à de très graves difficultés si nous n’agissons pas rapidement. Dans les faits, plusieurs sont déjà là.

Utilisons une métaphore routière pour exposer un point de vue qui s’est construit au fil des années.

Deux voitures sur la route 66

Deux voitures roulent sur la mythique route 66, un matin de juillet 2022, sous un soleil déjà chaud. Dans la première, un vieux break ford, un gars sympa, prudent, père de deux enfants, mari aimant. Il avance tranquillement vers l’ouest pour rejoindre sa sœur qu’il n’a pas vue depuis trois ans. La radio diffuse un programme où se mêlent actualité locale et musique country. Dans la seconde, une camaro rouge, forcément, une petite frappe, un voyou qui n’a que faire des autres, et cela fait plus de vingt ans que c’est ainsi. L’histoire de sa vie, depuis qu’il est majeur, se résume à des passages répétés en prison, plus ou moins longs, pour des méfaits plus ou moins graves. Il n’a pas vraiment de limites, du moins pas telles qu’on peut entendre ce que sont des limites. Il roule à tombeaux ouverts vers l’est, pour un rendez-vous qu’il est préférable d’ignorer. Nous ne parlerons pas de la musique qu’il écoute, c’est encore pire. Les deux véhicules sont chacun sur leur voie, les conducteurs n’ont croisé personne depuis un bon quart d’heure, ils sont parfaitement seuls.

Le véhicule de la tête brulée, à l’approche du premier, se déporte sur l’autre voie, pour jouer, pour faire peur. L’envie lui est venue à l’esprit en apercevant la couleur crème du break d’en face. Cela lui a fait penser à celle de son père, et il en veut à son père, mais il n’a pas encore eu le courage de le lui dire en face et maintenant il est mort. N’allez pas croire qu’il a conscience de tout cela, non, dans son esprit c’est plus basique : son envie est animale, instinctive. Le conducteur du break ne comprend pas tout de suite que la voiture rouge n’est pas sur la bonne voie, et quand enfin il réalise que, s’il ne fait rien, la collision va avoir lieu, il donne un violent coup de volant sur la droite. Ses roues mordent le bas-côté, elles mangent les hautes herbes jaunies qui bordent la route, et la voiture avance et s’arrête enfin sur le sol dur et poussiéreux du Texas. Il n’entendra pas l’autre conducteur l’insulter en hurlant, car à cet instant, c’est le refrain de « Take Me Home Country Roads » de John Denver qui passe dans l’habitacle.

Cette scène, moult fois vue sur le petit ou le grand écran, illustre à merveille une des sources des difficultés que traversent nos sociétés modernes. Dans de telles luttes, le gentil ne gagne jamais, il cède le premier et renonce face à l’entêtement et à l’obstination. Comme dans une relation, quelle qu’elle soit, l’individu capable de plus d’effort et de compréhension que l’autre va céder.

Compréhension vient de « comprendre », dont l’étymologie latine signifie « Saisir ensemble », ou « Saisir par l’intelligence »1. On peut aussi parler de « prendre sur soi », acte qui peut dans certains cas conduire à laisser l’autre empiéter sur soi. Et là, forcément, ça fait écho en vous à mille situations connues.

Un renoncement qui nourrit chez l’autre la toute-puissance

Ce faisant, nous nourrissons chez l’autre un sentiment de toute-puissance. Il n’est pas confronté à des limites claires (pour lui), ou à nos propres frontières. La grande compréhension dont il bénéficie laisse beaucoup de place à toutes ses pulsions. La propension qu’ont certains individus à se nourrir de notre trop grande générosité ou compréhension devrait pourtant nous avoir déjà éclairés, nous en voyons déjà tous les effets. Nous connaissons tous des situations où un seul individu perturbe depuis des mois, voire des années, une équipe, une résidence, une rame de métro, une soirée, un quartier entier. Pour eux, notre bienveillance n’est que de la faiblesse, tout simplement. Ils ne vont pas chercher plus loin, ils en sont bien incapables. Mais non, nous continuons à croire que la négociation permettra d’aboutir à l’accord et à la compréhension mutuelle.

En avançant dans une plus forte compréhension de l’autre, notre civilisation contribue aussi à l’accroissement de phénomènes inquiétants. En accueillant trop largement les incivilités, les abus, les agressions, qui n’ont de cesse de progresser au sein de notre société, nous contribuons à déresponsabiliser des concitoyens dont le sens civique et la notion d’intérêt collectif n’étaient déjà pas très développés.

On assiste ainsi à d’importantes pertes de temps et d’énergie en entreprise, à des dégradations de la vie quotidienne dans certains lieux, à une défiance de l’autorité, à une forte diminution de l’attrait vers certaines professions exposées, à un irrespect grandissant à l’égard des enseignants, des maires, de la police, et, par voie de conséquence, à l’abandon progressif de la politique par ceux qui ne veulent pas se perdre dans des débats qui, d’années en années, baissent de niveau, deviennent vulgaires, agressifs. Le niveau de tolérance (de soumission) à l’inacceptable progresse, des fossés se creusent entre les générations, entre des groupes de citoye,s, et la propension de ceux qui font sécession ou s’inventent leurs propres règles ne cesse de croître, au point de mettre de plus en plus mal à l’aise un nombre croissant de citoyens qui ne comprennent plus le monde dans lequel ils vivent.

Une trajectoire sur laquelle nous sommes depuis longtemps engagés

Ce phénomène n’est pas nouveau, raison pour laquelle il convient de parler de trajectoire sociétale plus que de phénomène social. Cette trajectoire a commencé depuis quelques décennies déjà. Notre quotidien ou l’actualité regorgent d’illustrations très concrètes de ce drame. Il est aujourd’hui devenu capital, essentiel, de s’y pencher avec recul et discernement, car nous prenons, sur de nombreux domaines, des directions pour le moins inquiétantes.

Mes premiers constats sur ce registre datent de 1999, date à laquelle j’ai été confronté à un lourd cas de conscience lié à des actes délinquants de trois jeunes, bien connus d’une association dont j’étais alors jeune directeur. Des actes graves m’avaient contraint à aller déposer plainte contre eux, dont un avait déjà été condamné à une peine de prison avec sursis. À l’issue de la garde à vue, ce jeune a été conduit en maison d’arrêt, situation on ne peut plus délicate, et ô combien nécessaire, 2qui m’a valu quelques menaces de mort. Quelques jours avant la date de l’audience, mon prédécesseur, dont l’épouse était encore dans l’équipe, est passé au bureau et a laissé sur le tableau blanc de la salle de réunion des mots qui m’ont choqué : « Enlever le dépôt de plainte contre la famille untel« . Je n’y ai pas donné suite.

Quelques années plus tard, j’ai revu ce jeune qui m’a remercié d’avoir agi à temps. Plusieurs de ses amis avaient très mal tourné. Il était persuadé qu’il aurait pris le même chemin s’il n’avait pas été arrêté à temps.

D’autres situations plus subtiles et communes relèvent du même procédé. En entreprise, dans la gestion des associations employeuses, dans les administrations, et au fond dans toutes les composantes de notre société, on croit bien faire en assouplissant le cadre, en évitant au maximum l’usage d’une sanction qui nous semble lourde, ou en redoublant d’efforts dans nos discussions avec les uns et les autres, militants y compris, mais nous faisons fausse route. Un trop grand nombre d’individus sont aujourd’hui purement et simplement incapables de comprendre certaines limites.

En confondant bienveillance et complaisance, au fil des années, nous avons participé à un renversement de valeurs qui gangrène notre société tout entière. Les conséquences sur le vivre-ensemble, la motivation générale, la santé mentale, l’optimisme, l’efficacité au travail, les relations sociétales, la confiance en la justice, les médias, le politique, sont profondes. Les idées simplistes se développent, le défi de l’autorité grandit, notre société est devenue fragile, à tous points de vue.

Ce constat est accablant, mais incontournable. À ne pas le regarder en face, à ne pas dire les mots, nous participons à la croissance des dérives que nous constatons tous, et nous générons du mal-être qui s’instille au travail, dans la société, jusque dans nos familles.

Je vous invite à regarder cet excellent sketch de Key & Peele, un duo de comiques américains très doués pour dépeindre certains travers de notre société. C’est en anglais, mais très accessible pour les non-anglophones. Sur le principe, un policier s’apprête à interpeller un cambrioleur qui vient de commettre son méfait, en lui laissant à plusieurs reprises la chance de se rendre sans faire l’usage de la force.

Une parfaite allégorie de notre société.

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  1. Def. Dictionnaire historique de la langue française[]
  2. Comme l’explique très justement Jeanne Quilfen, alias @siryessir sur Twitter, dans son livre « Dans les yeux du procureur« , la peine de prison est parfois l’ultime limite qu’il est malheureusement indispensable d’activer avant que le pire n’arrive.[]

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